L'économiste Hachemi Alaya nous livre ici une analyse sans concessions de l'économie tunisienne. Parfois loin du politiquement correct. Entretien.
La situation économique actuelle est-elle préoccupante ?
Elle est plus que préoccupante. Le pays traverse un crise économique grave. Mais cette crise ne date pas d'aujourd'hui et remonte au milieu des années 2000. Et elle est responsable, dans une large mesure, de la chute du régime de Ben Ali. La "révolution" n'a pas provoqué cette crise mais a été un révélateur de son ampleur et des déficiences structurelles de notre appareil économique.
Dans cette crise, les fondamentaux de l'économie tunisienne sont-ils touchés ?
Bien évidemment, les équilibres macroéconomiques sont gravement affectés. Le déficit budgétaire est estimé à 7% du PIB en 2012 par le FMI soit un pourcentage bien plus élevé que celui programmé par la loi de finance complémentaire. Le déficit des échanges extérieurs est de 9% du PIB. L'inflation en septembre a été de 8%. Et les produits alimentaires qui représentent plus de 50% de la consommation des ménages modestes et pauvres, ont augmenté de plus de 15%.
Cette dégradation est-elle conjoncturelle ou structurelle ?
La crise n'est qu'en partie conjoncturelle. La conjoncture actuelle est marquée par la grave récession des économies européennes pour lesquelles tourne l'essentiel de notre appareil productif. D'où le recul de nos exportations et les licenciements subis essentiellement par nos entreprises exportatrices. La conjoncture liée à l'augmentation des cours mondiaux des matières premières premières a lourdement pesé sur nos importations puisque notre pays importe l'essentiel des matières premières que nous consommons (céréales, carburant...). Mais fondamentalement la crise économique actuelle est structurelle.
Un gouvernement de technocrates aurait-il réussi à amortir le choc de la crise économique ?
Il ne faut pas tomber dans le piège de cette dualité gouvernement de technocrates/gouvernement politique. Indépendamment de sa couleur politique, un gouvernement conscient des problèmes qu'affronte le pays aurait engagé des réformes structurelles profondes pour réduire notre dépendance des marchés extérieurs et des importations et mettre l'économie tunisienne sur un nouveau palier de croissance. Les grandes réformes concernent l'école, le système financier, l'appareil bureaucratique, l'appareil judiciaire... Elles ont pour but d'assainir le climat des affaires et d'introduire réellement de la bonne gouvernance à tous les niveaux : politiques, économique et administratif.
Mais cela était-il possible à mettre en oeuvre dans une période transitoire ?
Bien évidemment ! L'Italie est déjà en train de le faire sous un gouvernement de technocrates, appelé à intervenir pour un temps limité. Et qui plus est n'a aucune légitimité politique. En six mois le gouvernement de Monti a engagé plus de réformes que n'importe quel autre gouvernement italien en plus de 10-20 ans. En Espagne, le gouvernement de Rajoy s'est attelé à réformer l'Espagne en trois mois malgré la gravité de la crise là-bas. Et les exemples montrent qu'indépendamment de toute considération politique, lors d'une crise grave, un gouvernement responsable qui pointe du doigt les vrais problèmes et s'emploie à les résoudre est un gouvernement capable de faire beaucoup de choses. Indépendamment de l'action de l'assemblée nationale constituante, un gouvernement de gens responsables connaissant leurs dossiers, conscients les vrais défis du pays aurait pu s'atteler à ces réformes. L'école, l'hôpital, l'entreprise, la banque... auraient pu être réformés.
Pensez-vous que l'endettement actuel de la Tunisie est alarmant ?
L'endettement extérieur est autour de 50% du PIB. Comparé à celui de la France, de l'Italie ou de l'Espagne, on en est loin. Mais 50% du PIB tunisien c'est beaucoup plus inquiétant que les 140% du PIB japonais car la dette japonaise est financée par l'épargne nationale japonaise alors que la dette tunisienne l'est par des capitaux étrangers. Dans l'absolu, la Tunisie a encore une bonne marge d'endettement à condition qu'il soit mis au service d'une politique structurelle sérieuse visant à relancer la croissance, l'activité économique et la création de richesses. Dans ce cas, notre endettement devient justifié et légitime car les richesses qu'il engendrera permettront de le rembourser.
Quels sont les problèmes structurels de l'économie tunisienne, surtout après la révolution ?
Au niveau de l'entreprise le problème qui s'est exacerbé après la révolution est celui de la gouvernance. Les rapports de force entre le management et les syndicats ont changé. Sinon, nous connaissons les mêmes problèmes structurels qui s'accumulent depuis une dizaine d'années mais dont on n'a jamais pris sérieusement la mesure. Je cite l'exemple du financement de l'entreprise qui souffre d'un secteur bancaire fragile et malade, incapable de remplir sa mission de financement de l'entreprise dans de bonnes conditions. L'entreprise ne trouve donc pas l'argent nécessaire à un coût acceptable pour se financer. Un autre problème de fond est la bureaucratie tatillonne. Elle est inefficace et coûte très cher. Selon Doing Business le nombre de procédure et les délais sont effarants pour obtenir un permis de construire, un titre de propriété, régler un litige commercial, obtenir un crédit, embaucher, liquider une entreprise... La bureaucratie tunisienne est paralysante. Alors que la Tunisie était jadis pionnière en matière de rapport administration-entreprise.
Faut-il réformer le pacte social entre patronat et syndicat ?
Je serai plus radical. Le syndicalisme tunisien doit opérer sa révolution. Il pense encore l'entreprise comme un adversaire à combattre auquel il doit constamment arracher des augmentations salariales. Les rapports entre l'entreprise et les syndicats sont basés sur des a priori et des arrières-pensées qui doivent être totalement dépassés. Le syndicat n'est pas conscient de son rôle économique. Les augmentations salariales, bien que justifiées par la hausse des prix, mettent à genoux l'entreprise et compromettent l'emploi et l'investissement. L'action du syndicat va finalement à l'encontre des intérêts des travailleurs eux-mêmes. Le syndicalisme doit être compréhensif des véritables enjeux socio-économiques et connaître les limites de ses revendications pour ne pas compromettre la durabilité de l'entreprise.
Quels sont pour vous les principaux chantiers de réforme de l'économie tunisienne pour faire face aux défis posés par la révolution ?
Il y a des réformes urgentes à initier. Le premier chantier est le système financier qu'il faut réformer profondément pour qu'il soit au service du financement de l'économie. La deuxième réforme d'importance est celle de l'appareil bureaucratique qui doit être entièrement repensé pour réduire les coûts de la bureaucratie supportés par l'entreprise. Dans ce cadre j'inscris la réforme de l'appareil judiciaire - nécessaire pour avoir un environnement des affaires sain - pour résoudre les litiges à un coup pécuniaire et en temps raisonnable. Ce sont des réformes faciles à mettre à en oeuvre et qui peuvent engendrer des résultats très rapidement. En France par exemple, les socialistes à peine arrivés au pouvoir ont déjà créé leur banque de financement public et le projet de loi réformant le système bancaire français sera prêt avant la fin de l'année. A moyen et à long terme la réforme fondamentale est celle de l'école. La Tunisie a besoin de refonder son école et de recréer son université pour développer la recherche et encourager l'innovation dans une optique entrepreneuriale. Nos jeunes doivent être formés dans un esprit de prise en charge individuelle. Ils doivent abandonner la logique diplôme = emploi salariéet s'assumer eux-même pour être capables de créer leur propre emploi et les richesses économiques. L'Université doit être capable de former des gens qui savent promouvoir des projets nouveaux. Une révolution copernicienne est à faire dès la maternelle jusqu'à l'enseignement supérieur.
Quelles sont les perspectives de l'économie tunisienne ? La Tunisie peut-elle devenir par exemple un pôle d'excellence en technologies de l'information ?
Je ne veux pas être restrictif et me limiter aux IT mais l’autorité politique doit désigner les secteurs stratégiques à investir et l'entreprise privée viendra s'agglutiner autour d'eux. Le budget de relance économique a prévu 4 milliards de DT d'investissements publics (routes, logements sociaux, bâtiments publics, installations sportives). L'Etat aurait dû consacrer cet investissement aux infrastructures numériques qui est la manière la plus sûre d'offrir aux jeunes, ingénieurs et investisseurs étrangers les moyens pour investir dans des activités à forte valeurs ajoutée. Sur un plan stratégique, l'avenir de la Tunisie est fondamentalement du côté des pays de proximité (Algérie et Libye) qui sont notre profondeur stratégique. Or, notre infrastructure des transports date de l'époque coloniale et le réseau est tourné vers le littoral pour exploiter les ressources de l'intérieur et les exporter. Il faut envisager une ligne transversale (chemins de fer, autoroute) qui mette la Tunisie au coeur de cette zone en passant par le centre du pays pour le relier à l’Algérie et à la Libye. Elle permettra d'ouvrir les marchés libyen et algérien sur les régions de l'intérieur pour permettre aux personnes et aux ressources de se déplacer sur cet axe devenu stratégique.
Entretien conduit par Sami Ben Mansour
Crédit photo : Tuniscope
Webdo, le 29 octobre 2012
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